RZA, LE DERNIER B-BOY….

Cet article a été publié dans TYLER n°16 – Novembre 2006.

« Celui qui veut comprendre pourquoi
ma
musique sonne comme ça
devrait venir
à New York et ouvrir ses oreilles »
(Thelonious Monk)

Surgi des bas-fonds new yorkais, RZA a suivi un chemin peu fréquenté par les rappeurs. Autodidacte nourri de comics, de soul music, d’Islam de rue et de film asiatiques, le tentaculaire producteur de Wu-Tang laisse aujourd’hui son nom briller au firmament du cinéma indépendant et compose des bandes originales pour Jarmusch, Tarantino ou le suédois Mikael Haftrom.

De Stapleton à Manhattan

Ca commence toujours comme ça. La bitume est déglingué, trop bouillant pour briller. Le bruit, les moteurs, les klaxons, la pression, les odeurs et la sirène des flics crispent le béton new yorkais de cet été 1969. Robert Diggs est né. Allez le dire aux anges, taggez-le sur les murs des projects : « J’ai été élevé comme un Baptiste. Ma mère m’emmenait à l’église et m’enseignait Jésus. Je lisais la Bible et j’ai vite compris que ce livre était important. Ce sont des chants magiques, mais aussi très violents, très réels ». Mais dans les rues de la Grosse Pomme, les années 70 distillent aussi d’autres doctrines que le jeune RZA hume à pleines neurones. Clarence 13X, renégat de la Nation Of Islam fonde une chapelle dont les adeptes, les Five Percenters, relisent le Coran à l’aune d’une mathématique mystique et de la gymnastique intellectuelle des « 120 lessons » : « Nous étions tout le temps en train de nous tester. Certains étaient reconnus pour leur dextérité verbale, leur aptitude à répondre. D’ailleurs, 80% des MC de l’époque sont proches des Five Percenters, Big Daddy Kane, Gangstarr, Rakim… Certaines expressions du rap viennent de là : Le « cypher », le cercle de compétition, le mot « word » quand quelqu’un dit quelque chose d’important…». Alcool et herbe, pas formellement interdites par cet Islam de rue font le reste. Avec son cousin GZA qui lui enseigne ce secret des nombres, le MCing et le rap, RZA erre, embrouille sur embrouille de Park Hill à Manhattan et fin de nuits dans des blocks parties. S’essayant à un bouddhisme tendance béton, il se laisse happer par mille philosophies, étudie le Tao Te King et les arts martiaux, le regard tourné vers les montagnes d’Asie, le temple Shaolin et les films qui vont avec. Mais plus que les combats fantastiques qui émaillent ces contes, c’est la foi des obscurs guerriers Wu-Tang qui marque RZA : « Le meilleur film était Shaolins and Wu-Tang, que j’ai samplé ensuite. Mais le plus marquant était The magnificient pole fighters, l’histoire de huit frères face à la trahison et la mort, un film sur la fraternité. Nous, on était huit et on se sentait proches de ça, dans ce ghetto ou tout le monde trahit tout le monde. Mais je ne sais pas si tous comprenaient réellement ce qui se jouait-là… Je crois que GZA comprenait, ODB et Ghostface aussi. Ghost a été le premier à dire, un jour : « That’s Wu-Tang, I’m Wu-Tang ». A travers ces films nous avons appris l’humilité, la tempérance et la persévérance ». Wu-Tang Clan était né.

Break it down !

Mélangeant les règles de la rue à la sagesse des montagnes de l’Himalaya, RZA insuffle la raison à ce crew qui sans lui serait parfaitement désorganisé. Dextérité verbale en guise d’épée, philosophie de la tempérance dans un décor ou l’espérance de vie du ghetto-boy moyen ne dépasse pas 30 ans : « Nous avons une approche martiale du hip-hop, comme dans un jeu d’échec. La puissance de calcul, l’imagination et la précision des mouvements font que notre style est invincible. Wu Tang est ici pour toujours »[1]. Prêcheur défoncé qui lit l’avenir dans la fumée de son blunt et ajuste ses samples à la massue, il est tout à la fois mage, conseiller et producteur de cette équipée trouble qui tient du gang autant que de l’école spirituelle. Il guide un Method Man trop défoncé pour aller prier, un ODB laminé par la vie. Et un million d’égarés qui serpentent à travers New York. Guidé par des combinaisons mathématiques qui font de lui le numéro 7, le centre de la lumière, il compose, sous pression, les pièces qui sauveront ses frères, les nourrit de beats dont il prend les dimensions en consultant les étoiles, les sages et les dieux. Et les ramène à la vie. Sur les murs, il tagge Razor pour razorsharp. Et signe RZA pour resurector, le détonateur, le dénominateur commun. Selon son plan, il propose de leur voler 5 ans de cette vie pour les conduire au sommet et enregistre « Protect Ya Neck ». A la faveur de ce seul maxi, joué sur les ondes en 1993, le crew de 8 MC plie les années 90 en deux. Dictions non-conformes sur beats déglingués, une rage brute sans fioriture ni refrain. La musique de RZA respire l’Amérique urbaine, sirènes, cinéma, urgence, envahit la ville, l’Amérique puis le monde : « L’industrie a eu peur de Wu-Tang parce que j’étais ferme, je négociais tout. Et partout, on me déroulait le tapis rouge. Alors j’ai dit à Loud : « On signe chez vous mais si un label veut signer un des membres, je veux que ça reste possible ». Ils disaient « Pas de problème, mais faites un album, vite » ». L’album Enter the 36 chambers atteint des records de vente et lorsque, 5 ans plus tard, sort le second opus, le crew truste les classements internationaux : « Le plan fonctionnait parfaitement, je savais que je ne pouvais pas perdre. Def Jam, Loud, Elektra et Geffen roulaient pour nous. Wu-Tang était une entité suprême qui fédérait tous ces labels ».

Enter the 36 tribunal…

Seule ombre au tableau, la légalité, dont ces jeunes loups se sont peu soucié. La discographie de RZA, émaillée de cuts pillés dans l’histoire de la musique lui vaudra de se retrouver maintes fois devant les tribunaux. Là où Kanye West, backé par une armée d’avocats, peut sampler sans craindre la foudre, les shaolins de Staten Island sont nettement plus impitoyables : « Je m’en fous complètement depuis le premier beat que j’ai fait. Vous croyez que j’avais les moyens de payer quand on a enregistré « Protect ya neck » ? Je maintiens que le sampler est un instrument, que les notes que j’y mets ressortent méconnaissables… Mais il y a encore des labels avec lesquels tu n’a même pas 1% de ton morceau qui te revient. C’est anormal ». Samplant comme un dégénéré depuis le début des années 90, il joue parfois à un jeu dangereux : « A une époque j’étais sur une liste noire des sociétés de clearance, plus personne ne voulait dealer avec moi. Par exemple, je disais : « Là, y’a trois samples ». Mais quand le disque sortait, plusieurs éditeurs nous tombaient dessus parce que je n’avais pas tout crédité ». Peu importe, RZA est plébiscité par la planète entière et réside dans le palais des dieux. Peu à peu, sa tête se dévisse : « A la fin des années 90 tout le monde voulait bosser avec nous. Je reconnais que je faisais des trucs pour le fric. Universal est venu me voir pour un remix de Texas et je leur ai pris… 204.000 dollars ! On devenait fous… Puis j’ai réalisé qu’on avait gagné beaucoup d’argent, et je suis revenu à la musique juste pour la musique. C’est là que j’ai commencé à travailler sur des films ». RZA rassemble ses machines, enregistre avec Jon Spencer, écoute Monk et rêve d’une composition vers laquelle, contrairement à de nombreux producteurs, il s’est toujours dirigé : « J’ai travaillé très tôt sur des claviers. Et là ou la plupart des producteurs lancent des samples, mon clavier ASR-10 me permettait de les jouer dans différentes tonalités. J’ai toujours eu cette volonté de « jouer » les samples ». Lorsque que le clan se disperse, il voyage en Asie, visite le monastère Shaolin, gravit le mont Wu Dang et se rapproche d’une composition plus classique : «J’ai acheté des instruments, étudié la guitare, la basse et je me suis mis à me sampler moi-même en fin de compte ». Avec ces nouvelles armes, il produit un de ses chefs d’œuvre en 2000 sur la BO de Ghost Dog : « Jim Jarmusch est venu un jour chez Dreddy Kruger, un ami. Il comprenait Wu Tang, nos références, notre fraternité, notre loyauté et c’était précisément le sujet de son film. Techniquement, c’était comme faire un album de rap, il ne m’a rien demandé de particulier ». Et naturellement, ce b-boy élevé au cinéma asiatique croise aussi la route de Quentin Tarantino qui lui confie la BO de Kill Bill : « J’avais été marqué par Jackie Brown parce que je suis à fond dans la Blaxploitation, mais je savais aussi que Tarantino était branché par les mêmes films que moi, le cinéma asiatique, les trucs de kung-fu ». Récemment, il enregistrait la BO de Derailed, contenant entre autres une reprise étonnante de « 50 ways to leave your lover » de Paul Simon.

The way of the Wu

Là où DJ Premier ne sort de son créneau de producteur magnifique que pour livrer des beats gratuits aux égarés de la rue, RZA a avancé de travers et travaille aujourd’hui pour Hollywood hors de tout carcan hip-hop. Il fait du rap, des BO, des sapes, écrit des livres et étudie la médecine chinoise. Joue de la gratte et torture son sampler, récite le Coran et le Tao Te King. Mais la lecture de Lao Tseu ne fait pas de lui un ascète buveur de thé qui médite tout le jour. Ces références ne sont qu’une des facettes d’un mégamix culturel qui emprunte à la mathématique islamique autant qu’à Nietszche, Sun Tzu, Dick Chenney, Marvin Gaye ou Public Enemy. Les oubliés des ghettos américains ont pillé la philosophie, la politique et la musique et s’en sont fait une culture, une morale de l’action qui les a conduits au sommet. Acharné à conserver cette formule vacillante mais terriblement efficace qu’est Wu-Tang, il est un des derniers b-boys, un pirate qui détourne, tord et révise, arrange le chaos à sa mesure, édifiant un monde dont il est le seul Dieu : « Je ne suis pas musulman, ni bouddhiste, je n’appartiens à aucune secte. La vérité ne peut être enfermée dans un cercle. Je la cherche, je suis un étudiant… ». Sa musique n’est pas toujours belle mais elle est toujours juste. Juste et mal ajustée, reflet d’une vie chaotique et décousue traversée d’un million de références. Urgence pathologique, éthique pragmatique. C’est précisément ce qui surgit de cet argot à la limite du compréhensible, de ces néologismes obscurs que déblatèrent les membres du Clan. Ici le mot compte triple.

Discographie sélective :

Wu-Tang – Enter the 36 chambers (Loud, 1993).
Method Man – Tical (Def Jam, 1994).
Ghostface Killah – Ironman (Epic, 1996).
Wu-Tang – Forever (Loud, 1997).
Gravediggaz – Niggamortis / Six feet deep (Sony, 1994).
Bobby Digital – In stereo (Sony, 1998).
Wu Chronicles – Chapter II (Wu-Tang International, 2001).
Ghost Dog – Original soundtrack (Epic, 2000).
RZA – Birth of a prince (Sanctuary, 2003).
Derailed – Original Soundtrack ( , 2006).

Audio : RZA, à propos de la culture hip-hop

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